Les institutions, le travail sur la classe et sur la maîtresse

J’ai une classe de 21 élèves dont 14 CP et 7 GS. Comme l’an passé, les institutions, « Quoi de neuf », Conseil, Ceintures de comportement, de compétences, la monnaie, la correspondance, l’imprimerie et les équipes sont en place. Leur mise en route s’est fait moins rapidement cette année : les élèves semblaient avoir du mal à mettre du sens sur ce qui se passait dans la classe. Je me souviens être revenue souvent sur des explications concernant l’emploi des fichiers, les équipes, les ceintures.

Un Conseil qui ne remplit pas sa fonction

Au cours du premier trimestre, le Conseil fonctionnait comme une réunion servant à régler « ses comptes ». Je m’interroge aujourd’hui sur le sens de ce possessif : les comptes de qui ? Les élèves participaient, écoutaient mais ne semblaient pas faire de relations entre le Conseil et la vie de la classe. Telle était, à l’époque en tout cas, mon interprétation. Les institutions ne semblaient pas avoir d’autre portée que travailler sans trop se gêner. Je parlais beaucoup au Conseil et proposais les amendes qui empêchaient la discussion. J’expédiais rapidement les explications nécessaires. Avais-je peur de les entendre ? De ce fait, le Conseil ne remplissait pas sa fonction de tiers. [1]

La violence de Thomas, l'aider ?

Thomas, en CP cette année, était déjà dans la classe l’an passé. Il était arrivé à Cognac à Noël et habitait depuis cette date chez ses parents adoptifs qui avaient choisi cette école en connaissance de cause.

En GS, il était extrêmement agité. Il lui était impossible de rester assis plus de cinq minutes et il était exclu de presque tous les moments de parole. Son comportement gênait la classe et me dérangeait mais je me disais qu’il était encore petit, qu’il était déstabilisé par son adoption et qu’il se calmerait en CP.

Quand je le retrouve à la rentrée de septembre, il n’en est rien.

Thomas est devenu violent avec les autres, en classe et dans la cour. Tous les vendredis matin, avant la classe, sa mère vient me voir, seule, pour me demander comment va Thomas et faire le point brièvement.

Cela ne me dérange pas, je la connais bien et je lui explique que son fils est effectivement très agité en classe mais qu’avec le temps cela va passer. Je ne me posais pas la question de savoir si je faisais bien de la rencontrer hors des rendez-vous et de façon aussi rapprochée. Avec le recul, je pense m’être laissé piéger par ma peur de décevoir l’attente des parents. Mon image de bonne maîtresse et ma personne étaient peut-être en jeu. Thomas était l’objet commun de nos désirs différents. Les parents attendaient un enfant sage et bon élève et moi quelque chose que je ne définissais pas encore.

Vers le mois d’octobre, il devient dangereux pour les autres. Il les frappe en visant les yeux à coups de crayons, il tord le bras ou encore lance de grands coups de pied.

Camille devient tuteur après un vote au Conseil. Il a pour tâche de rester près de Thomas le matin pendant le moment d’installation. Dans la journée, il va le retrouver quand il le sent trop agité, pour tenter de le calmer et il s’assoit à côté de lui pendant les moments de parole. Camille est accepté par Thomas et il remplit bien sa tâche.

Qu’est-ce que j’attendais de ce rôle ? Aider Thomas ou me débarrasser du problème ? Pendant la séance de lecture, je ne peux plus entendre les autres élèves tant il crie. J’en viens à la faire sortir de la classe. Du couloir, il frappe aux carreaux, se manifeste bruyamment. Je le rappelle à la fin de la séance.

Dans les textes libres, des images de violence et de son passé, occupent une large place. Il me dit souvent que sa mère est sévère. Il doit lui annoncer chaque soir son nombre de barres de « gêneur » attribuées dans la journée et elle le punit en conséquence. Lors de l’entrevue du vendredi suivant, j’explique à celle-ci qu’elle ne peut pas lui demander ça, qu’il a déjà payé à l’école et que c’est injuste qu’il paye deux fois pour la même chose.

Plus de protection entre Thomas et moi

Fin novembre, il est déclaré « hors équipe » lors du Conseil et il aura une table individuelle, face au tableau, mais éloignée des autres.

Ce placement hors équipe n’arrange pas grand-chose. Je me trouve continuellement en train de le mettre « gêneur ». Plus rien désormais ne nous protège l’un de l’autre ! Je ne trouve pas de solution. Je vis des journées pénibles : je l’ai sans cesse devant les yeux et dans les oreilles. Il m’étouffe et m’envahit.

Je ne soupçonne pas que lui doit me vivre de la même façon et j’ai pour moi l’alibi de faire tout ça pour son bien. Loin de moi, à cette époque, l’idée que je l’enfermais dans une relation étouffante. J’utilisais la loi avant tout pour le contraindre.

Je le prends un jour en aparté à mon bureau pendant la récréation : « Écoute, Thomas, tu as de gros ennuis, je sais ! Tu en es malheureux, je sais ! Ni la classe, ni moi ne pouvons rien changer à cette situation. Nous pouvons seulement t’aider à vivre mieux pendant que tu es en classe ; alors, à partir d’aujourd’hui, je t’interdis de nous gêner comme tu le fais. Tu n’as pas le droit de nous empêcher de travailler. Tu gênes les élèves qui veulent apprendre et tu m’empêches de faire mon travail. Tu peux en parler au « Quoi de neuf » on peut chercher des solutions pour t’aider à être plus calme mais toi aussi tu dois faire des efforts. »

"Souffre mais surtout tais toi quand tu es devant moi !"

Aujourd’hui, je pense que je lui interdisais de mettre en mots sa colère en classe car elle m’était insupportable. Je ne lui apportais pas de solutions réelles pour qu’il aille mieux. « Souffre mais surtout, tais-toi quand tu es devant moi ! ». J’étais trop impliquée dans ma relation avec lui pour l’entendre.[2]

A cette période de l’année, je me rends compte que j’ai besoin de plus de calme, je suis plus rigide avec les règles et les enfants agités m’irritent. Je sens bien que je les rudoie quand je les assois pour les calmer. Quand je tiens le bras d’un enfant pour lui signifier de se taire, je sens bien que je serre trop fort. Je me surprends parfois à hausser le ton . J’ai des soucis personnels que je n’arrive pas à dominer et dont je ne peux me libérer. Ils mettent en jeu un travail de renoncement, de désillusion sur la façon de concevoir les relations que je peux avoir avec des proches.

Malgré l’agitation de Thomas, la classe semble soudée autour des institutions et résiste. Thomas n’est pas du tout rejeté, bien au contraire. Lors de chaque Conseil, un point lui est consacré où je lui fais part (décision de la réunion de « chefs d’équipe ») de son maintien ou non à sa place hors équipe.

Parler de Thomas en groupe de parole

En décembre, je parle de Thomas en groupe de parole, (réunion régulière entre une dizaine d’enseignants où chacun peut parler des difficultés qu’il rencontre). L’un d’entre eux me fait préciser les moments où il est directement sous la responsabilité de la maîtresse.

M’est alors proposée l’idée de le laisser faire ce qu’il veut pendant ces moments pourvu qu’il ne nous dérange pas et de le payer chaque fois qu’il ne dépassera pas 5 barres de gêneurs dans la journée.

J’annonce ces décisions en Conseil. Je précise qu’il s’agit d’aider Thomas et non de le punir. Thomas n’en revient pas, il me demande s’il pourra vraiment faire ce qu’il veut pendant ces moments-là. Je lui réponds que oui, il pourra faire des dessins, de la peinture, du bricolage, des jeux… De fait, il change fréquemment d’activités.

En écrivant ces lignes, j’ai l’impression que je lui proposais une fausse aide. En fait, je le gardais toujours en mon pouvoir et sous mes yeux puisqu’il devait me demander la permission avant de bouger de sa place. J’aurais très bien pu lui proposer de s’adresser à son tuteur. Je réalise que j’étais occupée par lui en permanence. Je guettais la moindre faute de sa part pour mieux le replacer là où je voulais qu’il soit. Dans la classe, il reste le centre, les aides mises en place ne le protègent pas de l’œil de la maîtresse.

Et pourtant la classe travaille

A la rentrée de janvier, je continue de lui proposer de travailler avec nous avant chaque séance pour ne pas qu’il se sente exclu du groupe. Peut-être aussi ai-je du mal à le voir jouer pendant que les autres travaillent ? Et puis, il y a aussi l’apprentissage de la lecture dans lequel je désire qu’il s’implique.

Nous commençons l’envoi des lettres individuelles aux correspondants. Il refuse d’écrire à Chloé, sa correspondante. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi malgré tous nos efforts, les élèves et moi, il ne cesse de nous importuner. Je me sens envahie par trop de choses à la fois, mes soucis personnels et ceux causés par Thomas.

Je suis seule à apporter des propositions en Conseil et les critiques occupent encore une large place dans celui-ci. Les félicitations n’apparaissent pas encore. En réunion de chefs d’équipe, chacun parle de son équipe mais peu de solutions émergent pour s’entraider. La classe résiste bien, travaille correctement car le bruit que fait Thomas ne couvre plus nos voix. Nous réalisons, entre autres, des albums collectifs de qualité dans lesquels la participation de Thomas est vraiment très réduite.

Le trimestre se passera ainsi, dans une ambiance un peu agitée. La journée reste ponctuellement marquée par ces mots : « Thomas, gêneur. » Cependant, il est félicité quand il présente des productions.

Le début d'une évolution ?

En avril, les chefs d’équipe font remarquer que le comportement de Thomas a évolué et nous prenons la décision d’annoncer au Conseil qu’il reste hors équipe mais qu’il n’est plus « punaise rouge » puisqu’il n’est plus dangereux pour les autres. Il pourra se déplacer dans la classe sans demander la permission à la maîtresse.

Et pourtant, pendant cette période, je sens ma pression sur lui augmenter. Je semble plus dérangée que les chefs d’équipe par son comportement. Dès qu’il bouge bruyamment ou qu’il se déplace pour gêner les autres, je le rappelle à l’ordre sans ménagement.

La semaine précédant les vacances de Pâques, suite à la décision de la réunion de chefs d’équipe, j’annonce au Conseil que Thomas réintègrera une nouvelle équipe à la rentrée et que nous allons refaire un sociogramme. Myriam devient son chef d’équipe et il garde encore comme seul contrat la « paye thérapeutique ». Camille n’est plus son tuteur, il le lui annoncera en Conseil après en avoir parlé à la réunion de chefs d’équipe.

"Tu m'en demandes de trop"

J’ai l’espoir que Myriam va y arriver. A cette période, j’ai pu parler de mes soucis personnels. Je me sentais plus sereine avec Thomas. Etais-je en train de trouver la bonne distance pour vivre avec lui sans en souffrir ?

Une nuit, je rêve que je suis avec Thomas dans la classe. Je lui impose de faire un travail et lui ordonne de le faire en silence. Ensuite, je lui parle doucement pour le rassurer et lui dire qu’il va y arriver mais je lui précise que c’est un ordre. Thomas me regarde et pleure à gros sanglots en me disant : « Je n’en peux plus maîtresse c’est trop, tu m’en demandes trop !»

C’est à peu près tout ce dont je me souviens de ce rêve, mais à ce moment-là je me réveillai en constatant que je pleurais aussi. Les paroles de Thomas dans mon rêve me renvoyaient directement à ce que je disais quand je n’arrivais pas à parler de mes soucis : « C’est trop dur, on me demande trop, je n’en peux plus ». A partir de ce rêve, je sentais que mes problèmes personnels et ceux de Thomas étaient étroitement liés, non pas dans leur cause mais dans leur résonance.

Début mai : Thomas est maintenant dans son équipe et les journées sont à peu prés calmes.

Je l’oublie… enfin, presque. Je me surprends encore plusieurs fois à le chercher du regard pour le faire taire mais j’aperçois alors Myriam qui le calme. Je respire, je me sens soulagée. Les choses me paraissent plus simples à gérer. J’impose moins de travail dirigé, je remets en place les ateliers d’entraide que j’avais abandonnées cette année.

Petit à petit, j’y vois plus clair, j’arrive à prendre de la distance et ma douleur s’estompe mais la place que j’occupe dans la classe m’interroge. Je me sens être là sans y être comme avant.

J’en parle dans le groupe de parole et j’avoue être un peu inquiète de cela. J’espère que les élèves ne vont pas trop en pâtir.

Le Conseil joue sa fonction de tiers

Le contenu du Conseil se transforme. Beaucoup moins de critique mais surtout apparition de félicitations, des propositions et des demandes de changements dans l’organisation de la journée. Les réunions de chefs d’équipe sont beaucoup plus intéressantes, les chefs d’équipes sont plus matures, moins égocentriques, ils semblent avoir grandi, leurs arguments deviennent plus pertinents.

Thomas vient s’ajouter à la liste des lecteurs et quatre autres le rejoignent. Il n’est plus le centre de la classe, mais apparemment moi non plus.

Il ne s’est passé aucun miracle. J’entrevois maintenant comment je pouvais me protéger derrière mon image de maîtresse sérieuse, profitant des institutions pour mieux aider Thomas tout en faisant travailler le reste des élèves. Thomas mettait en jeu mon orgueil en refusant de subir mon pouvoir. Je ne lui donnais pas le droit de me faire « ça » à moi. Je savais que je l’asseyais trop fort sur sa chaise et que je le sortais trop violemment du Conseil mais je voulais qu’il cesse, qu’il arrête de me crier sa souffrance ou bien alors qu’il disparaisse.

Mais comment avouer à d’autres et même à soi que l’on puisse trouver dans cette violence exercée sur des plus faibles, une jouissance inconsciente, soulagement ponctuel à des angoisses extérieurs à la classe plus profondes ? Au cours de cette année scolaire, de nombreuses fois, je me suis sentie mauvais et sadique en rentrant chez moi.

Qu’a-t-il bien pu se passer ?

Thomas s’est trouvé être l’objet parfait sur lequel mes angoisses ont pu s’accrocher. Au moment où j’écris ce texte, je réalise que Thomas m’était devenu nécessaire pour diminuer ces angoisses. Je ne pouvais plus me séparer de lui : je mettais autant de forces à trouver des solutions d’aide que j’en mettais à le garder accroché à moi.[3]

Comment cette coupure entre Thomas et moi a-t-elle pu agir sur le reste de la classe ? Qu’est-ce qui mettait un frein aux apprentissages ? Peut-être que les élèves n’avaient pas cet espace nécessaire et sécurisant permettant la prise de risques, la création, la possibilité d’apprendre. J’étais là, omnipotente. Tout devait passer par moi et je devais rester seul détentrice du savoir. Même si, parfois, j’entrevoyais ce désir de toute puissance, je n’ai accepté que très progressivement d’y renoncer.

 

 

Colette BORDAS et Pratiques de la Coopérative Réseau T.F.P.I

 

 

 

 

 



[1] Cf. IMBERT. L’inconscient dans la classe p.90 « la règle, malgré son être symbolique, en vient à rater sa fonction de tiers et, ce faisant, à nourrir des face-à-face mortifères. »

[2] cf Mireille CIFALI. Le lien éducatif : contre jour psychanalytique « sa souffrance me détourne de mes soucis. Elle est une sorte de remède à la mienne. Elle m’aide à vivre sans avoir à me confronter à moi-même ».

[3] cf NASIO : cinq leçons sur la théorie de Jacques LACAN, p 32 « L’inconscient n’est ni individuel ni collectif mais produit dans l’espace de l’entre-deux comme une entité unique et englobe l’un et l’autre des acteurs »