Un éclairage sur le sens que pouvaient avoir les métiers, les règles et les lois et la place qu'ils permettaient à chacun de prendre 
en s'aidant des  différents  outils de la Pédagogie Institutionnelle.

Ce récit s'est construit à l'aide de notes  prises dans ma classe durant les deux premières années à l'école élémentaire de Javrezac dont les trois classes fonctionnaient depuis de très nombreuses années en Pédagogie Institutionnelle. Il se situe lorsque, après avoir enseigné de nombreuses années dans une classe unique maternelle à Jarnouzeau, je succède dans la classe des CM1-CM2  à Guy Girard, membre, comme moi, du groupe PI de Cognac.

 

Première année

Avec des élèves de C.M., rompus aux techniques Freinet et à la Pédagogie Institutionnelle, je ne m’en fais pas une priorité. Mes préoccupations vont aux apprentissages et à la régulation de la vie de la classe. Aux élèves de soutenir ce qui « va tout seul ». Les métiers, cette année-là sont peu investis, je le constate. La plage qui leur est réservée à l’emploi du temps, déjà trop courte, est régulièrement envahie par d’autres tâches urgentes. Le suivi en Conseil n’est pas opérationnel.

Le métier jardin, par exemple, a vu s’engouffrer une petite bande qui en profite pour s’échapper de la classe, dérange les outils et « bêchotte » éternellement le même coin de terre.

Marc, qui a le métier de portier et de grosses difficultés personnelles à s’organiser, y est particulièrement inefficace, toute l’année.

Sabrina se trompe trop souvent dans le nombre de repas à déclarer à la cantine.

Le métier bibliothèque, pris en charge par Fanny et Charline, deux grandes du CM2, fonctionne à peu près.

Quant aux autres métiers, aucun ne me laisse de souvenir particulier, si ce n’est que nous nous accommodons de leur inconsistance. Je comptais sur les enfants pour les reconduire, d’autant plus confiante que, dans ma classe maternelle des années passées, ils étaient ancrés dans les habitudes et pris très au sérieux par les élèves.

 

Deuxième année

Je me promets d’être plus vigilante et commence par instaurer plusieurs Conseils des métiers pour la mise en place, puis un Conseil des métiers un peu avant chaque période de vacances pour faire le point. « Nous pourrons aussi, comme d’habitude (!) en parler au Conseil du mardi ».

Au premier Conseil, je demande que nous définissions en quoi consiste chacun des métiers demandés et je rectifie d’emblée quelques points, en particulier sur le nombre de titulaires pour éviter la dilution des responsabilités et sur la régularité de la paye.

Très vite, certains se montrent réticents : cette rigueur semble les gêner, ils argumentent en faveur de leur sens des responsabilités au CM, qui rend, d’après eux, inutile certains métiers ; il n’y a pas besoin de portier pour sortir dans le calme, le métier jardin a été fait correctement et n’a pas besoin de davantage de règles…

Cependant, les métiers se répartissent rapidement, les nouveaux élèves dans la classe s’engagent.

 

Le métier « portes »

Jacques, CE2, obtient le métier de portier et rencontre très rapidement des difficultés : plusieurs ouvrent eux-mêmes la porte et n’attendent pas son feu vert avant d’entrer ou de sortir de classe. Il est agressé par les mêmes qui le bousculent en sortant, en général hors de ma vue dans l’entrée qui précède la classe.

Jacques critique au Conseil, en tant que responsable du métier « portes » : il a été bousculé, on lui a mis les doigts dans la bouche en passant et on a tiré très fort. Marc et Sébastien, CM2, Achille, CM1, sont particulièrement mis en cause, mais aussi Grégory…

Sébastien contre-attaque en accusant Jacques d’être à cheval sur des détails sans importance et déclare que ce métier devient plus une gêne qu’une aide. Jacques répond que Sébastien essaie toujours de l’ignorer, de passer les portes sans lui laisser le temps d’arriver.

Je vois que pour Jacques, il s’agit d’exister dans cette classe et que c’est loin d’être acquis. L’enjeu est important pour lui, mais aussi pour le statut des métiers dans notre classe.

Sébastien propose « des excuses et on passe ». J’interviens, en tant que maîtresse, pour avertir qu’ « il n’en est pas question ». Le Conseil décide d’une amende à la loi pour Achille et Sébastien, et Sébastien voit de plus son permis supprimé : on doit respecter le portier, et le métier tel qu’on l’a défini au Conseil.

Cet épisode se situe en début d’année et correspond à la période où le groupe classe cherche son nouvel équilibre. Autant, en Conseil par exemple, Sébastien, Marc et Achille se montrent virulents, autant le reste du groupe est timide dans ses interventions. Ce trio joue de son influence et les votes partagent très souvent la classe en deux.

Sébastien continue par la suite de traiter avec dérision l’autorité de Jacques mais sans en entraîner d’autres avec lui. Jacques fait face avec une assurance confortée.

 

Le métier « jardin »

Marc, Sébastien et Achille demandent à avoir ce métier : « on peut le faire à trois ». Je refuse d’emblée : « deux personnes pour l’instant parce que trop responsables revient à pas de responsable du tout, comme ça s’est produit l’an dernier. On pourra faire de nouvelles propositions quand on verra du vrai travail ».

Sébastien, alors au CM1, en était exclu l’an dernier, ce qu’il vivait fort mal puisqu’il s’y passait sans lui des tas de choses intéressantes, telles que jouer, plaisanter, commenter en parallèle la vie de la classe, organiser des alliances… Son métier, « cabane de gym », aussi à l’extérieur de la classe, lui permettait de s’approcher mais, vu son comportement inquisiteur, il était rapidement renvoyé aux limites de son métier.

Cette deuxième année, il obtient le métier « jardin » avec Achille. Il a été précisé que l’essentiel du travail devrait se faire aux récréations, avec l’aide des volontaires ou de ceux des autres classes qui auraient le métier – à charge pour eux deux de l’organiser. A l’automne, il n’y a pas grand-chose à faire, en hiver encore moins, mais on se promet pour le printemps la création d’un vrai jardin.

Des parents retournent au motoculteur un bon morceau de terre et, à l’arrivée des beaux jours, nous en reparlons au Conseil : il s’agira, pour les responsables, de faire l’inventaire des outils, de tenir la cabane de jardin en ordre, de faire des propositions, d’assurer un lien avec les deux autres classes, d’organiser le travail.

Les jours passent… Je les relance de loin en loin, y compris en Conseil où je leur demande de commencer par l’inventaire du matériel et d’écrire une liste de ce qui pourrait être semé à partir de ce qu’ont préparé les CP. Au Conseil suivant, toujours rien. J’annonce alors que si rien de concret n’a été fait dans la semaine, le métier leur sera retiré au Conseil suivant.

Après le Conseil, Sébastien déclare à la sauvette : « jardin, c’est plus mon métier ». Je lui réponds que ça reste son métier jusqu’au prochain Conseil.

Lors du Conseil suivant, Sébastien annonce qu’il laisse ce métier, tandis qu’Achille demande à le garder. D’ailleurs, il a préparé un petit inventaire du matériel et est allé voir les semis réalisés dans les autres classes. Jacques se propose pour remplacer Sébastien.

Je suis, à ce moment là, assez surprise de ce qui arrive. Compte tenu des « alliances », des collages et des identifications, je pensais qu’Achille aurait du mal à maintenir sa responsabilité sans Sébastien, voire contre lui. Sébastien, pendant ce Conseil, ne manque pas d’adresser à la ronde et à Marc en particulier des plissements d’yeux entendus.

Achille est, à cette période de l’année, fragile dans ses positions. Il malmène verbalement les autres, a beaucoup de difficultés dans les moments d’échanges à avoir des paroles positives. Il critique systématiquement les productions, les envois des correspondants. Il est très souvent déclaré « gêneur » pour cela et sa phrase favorite, « Ha ben bien sûr …», ponctue la journée de classe. Il est ceinture jaune en comportement, ce qui est très bas pour un CM1. Il s’est allié, dès son entrée dans la classe en CM1, à Marc et, par voie de conséquence, à Sébastien qui est depuis toujours collé à Marc, et le manipule. Ce trio est au centre de la classe et les relations entre eux sont complexes, surtout du fait de Sébastien.

A la suite de ce Conseil, Achille se retrouve responsable en titre du jardin. Je n’ai qu’à moitié confiance dans ses capacités, il n’est pas très manuel, ni très organisé, ni très persévérant, ni très diplomate… Cependant, au cours d’une réunion des chefs d’équipe, Sabrina fait observer qu’Achille semble aller mieux : « on dirait qu’on peut lui faire confiance, et au jardin, ça se passe bien ». Plus tard, il est félicité en Conseil par Sabrina qui insiste : « ce qu’il y a de nouveau, c’est que tu as su faire le travail avec d’autres, et que ça s’est bien passé. Tu as fait que le métier jardin avance et que ça se passe bien, et que ça donne envie de travailler avec toi ». Plusieurs enfants prennent la parole dans le même sens. Sébastien ne s’exprime pas dans ce Conseil. J’apprends qu’en plusieurs occasions, avec Marc, il s’est moqué du métier : « ton pauvre petit métier de jardin, quel métier nul… » Achille résiste à cette sorte d’exclusion du trio. Il fédère d’autres enfants, assure le lien avec les travaux des autres classes. Nicolas, qui a un grand sens pratique, l’aide beaucoup. Les récréations les voient s’activer et bientôt les rejoignent ceux des CP et des CE, Baptiste, fasciné par le tuyau d’arrosage, Jean, très attentif aux semis… qui ont obtenu ce métier dans leur classe.

Un vendredi soir, au petit marché des parents, Achille achète des plants de tomates avec l’argent qu’il utilise habituellement pour s’acheter des gâteaux.

Cette période correspond au début de l’évolution visible d’Achille. Bloqué dans les ceintures de comportement depuis le début du CE2, il obtient en mai sa troisième barrette jaune. Maintenant au CM2, il est ceinture verte. Il est aussi un chef d’équipe scrupuleux et efficace auprès d’équipiers parfois difficiles.

 

Le « Jardin du haut »

Sabrina demande en Conseil le métier « Jardin du haut ».

« Depuis qu’il y a le jardin du bas, plus personne ne s’occupe du jardin du haut, alors moi je voudrais bien le faire… »

Sébastien intervient plusieurs fois dans ce Conseil, entraînant quelques enfants dans son argumentation : le jardin du haut a été abandonné parce que celui du bas le remplace. En haut, rien ne pousse, il n’y a que des cailloux. On n’a pas besoin de deux jardins. Il déclare plusieurs fois qu’il est contre la demande de Sabrina et réclame qu’on vote. Plusieurs fois également, Sabrina lui demande « mais Sébastien, qu’est-ce que ça peut te faire si je m’en occupe ? Ça dérange personne, je verrai bien si ça marche ». « Et bien moi, ça me dérange » et Sébastien reprend à chaque fois les mêmes arguments.

C’est un dialogue de sourd qui va s’instaurer ainsi. Certains sont perplexes, interviennent en faveur de Sabrina, d’autres hésitent, ne veulent ou, c’est selon, ne savent pas contrer Sébastien dont les arguments sont clairs et ont l’apparence de la logique. Il est visiblement question de bien autre chose que du jardin… !

Le vote, cette année, quand il ne s’exprime pas sur la question posée mais plutôt sur ce qui lie les personnes entre elles, partage alors le groupe en deux, nous obligeant souvent à recompter les voix. J’ai déjà dû mettre un véto à des propositions auxquelles je ne m’attendais pas, quand elles ne respectaient pas l’esprit des lois de la classe.

Je reprends l’argument principal de Sabrina : « il n’y a aucun inconvénient à ce qu’elle s’occupe du jardin d’en haut, ça ne peut déranger personne et ça ne pose aucun problème particulier à la classe ». Sébastien glisse alors qu’elle va gaspiller l’eau de l’école et il récolte une barre de « gêneur »… ! « Le seul risque est pour elle, d’y passer du temps. Et si elle réussit, nous aurons un jardin de plus dans l’école, ça sera tant mieux ». Je me tourne vers Nicolas qui préside et vers Jacques, secrétaire : « Sabrina essaiera de restaurer le jardin du haut, on passe ».

Sabrina s’y met aussitôt. Pendant les récréations, c’est tout un groupe venant des trois classes, supervisé par Achille, Jacques, Sabrina et Nicolas qui fourmille entre les deux jardins. La production ne sera pas tout à fait à la hauteur de l’énergie déployée mais des leçons en seront tirées pour l’année suivante.

Cette nouvelle année, Achille et Nicolas ont repris ce métier.

D’ailleurs, d’autres comme eux, ont repris leur métier de l’année précédente : les grandes vacances n’ont pas été une rupture, les métiers à se répartir en septembre ont été ceux dont les responsables avaient quitté l’école. Les changements ont été plus nombreux en ce début d’année, mais ils n’ont pas été systématiques et ceux qui voulaient conserver leur métier ont tous pu le faire.

 

Un nouveau métier : « livres de la classe »

Marc n’a pas obtenu le métier jardin et il s’investit dans un nouveau métier : « livres de la classe ». Nous avons également une bibliothèque, mais c’est un métier bien distinct. Marc s’étonne lui-même de ses « énormes progrès en lecture depuis le CM1 », maintenant il « aime les livres, tous ces livres » dit-il en les couvant des yeux. Il écrit qu’il aimerait devenir libraire – ou agriculteur. Le point de départ arrêté en Conseil est un simple travail de rangement. Je me dis alors que c’est déjà beaucoup pour lui qui est un grand désordonné et qui s’est montré particulièrement inefficace dans ses deux métiers de l’an dernier.

Mais très vite, Marc fait évoluer son métier : le soir, quand certains viennent choisir leur livre, il propose, résume, se renseigne sur les livres déjà lus pour conseiller ou déconseiller, se réfère à ses propres difficultés ou réussites de lecteur et argumente avec beaucoup d’honnêteté pour convaincre. Les autres lui font confiance et le sollicitent.

Il montre de plus ici qu’il est capable de se dégager de l’influence de Sébastien. Il sera toute l’année très investi et très sérieux, ce métier ne posera aucun problème à la classe.

La deuxième année, les métiers existent. Certains sont abandonnés, d’autres apparaissent. Le temps pour les faire est respecté. Ils sont régulièrement inscrits à l’ordre du jour du Conseil. La paye s’effectue chaque vendredi.

Avec du recul sur cette première année et les observations faites depuis, je vois que je me suis trompée en considérant la pratique des métiers comme acquise. Un changement d’école pour moi, le changement d’enseignant pour les élèves ont constitué pour nous tous une réelle rupture, malgré la continuité des pratiques pédagogiques. En négligeant les métiers, dans la simplicité des projets visibles et la complexité de ce qu’ils mettent en jeu, j’ai sans doute privé la classe d’un des outils institutionnels indispensables au démarrage d’une classe P.I. Certaines des difficultés rencontrées qui avaient à voir avec les lois et les règles, la place de chacun, y compris la mienne, au sein du groupe, sans en être une conséquence directe, étaient assez cohérentes avec cet escamotage.

Les métiers ont un impact visible à tous les niveaux : celui de la classe dans son organisation, celui des personnes et de leur inscription dans le groupe, celui des institutions. En même temps qu’ils donnent lieu à des échanges concrets d’organisation, ils mettent en question les rôles, les places de chacun dans la classe. A travers eux, se parlent d’autres difficultés, s’offrent les perspectives pour certains d’échapper aux figures imposées.

La première année, tout mon temps était consacré aux urgences de la classe et de l’école. J’ai centré mes priorités sur les apprentissages que j’ai abordés de front, en oubliant qu’ils ne seraient pas tant favorisés par l’affrontement direct au savoir que par tous les détours empruntés, comme on peut en voir dans ce texte.

Malgré ces convictions fondées sur la pratique des années passées, je me suis laissé rattraper un temps par des préoccupations que je croyais appartenir à mes débuts dans le métier…

Rien n’est jamais acquis !

Annick Marteau

Ecole de Javrezac 16