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 Les "boutiques", une institution hasardeuse ?

« Il nous arrive de résumer (ainsi) notre point de vue : « une pédagogie basée sur le Désir ». Désir profond des participants d’être là, d’être à leur affaire, à leur travail. Ce qui permet aux élèves et aux maîtres d’être en classe autrement que comme des figurants obligatoires suppose des investissements libidinaux et leur sublimation dans le travail et le langage grâce à des institutions adéquates . » Fernand Oury

 


Il a fallu, peut être, que j’arrête de travailler dans la classe, puisqu’à la retraite maintenant, pour mieux entendre ce qui me semble être, de plus en plus clairement, l’axe qui caractérise notre façon de travailler : une institutionnalisation sans fin.

Institutionnaliser, dés-institutionnaliser, encore et encore, constituer la trame d’un réseau sans cesse à reprendre, à ravauder là où il se déchire, pour que « ça » tienne malgré la fragilité des fils. Une sorte de filet à provoquer le hasard, (en se rappelant les paroles de Jean Oury) pour que de l’inattendu survienne, déjouant les a priori de l’enseignant, ceux des autres élèves, prompts à adhérer au point de vue du maître.

Ces adjectifs que l'on appose sur l'autre

Il suffit de voir les multiples qualificatifs que l’on appose à l’autre, ici l’élève, qui le figent à la place que l’on lui assigne. Il est dit, « bavard, silencieux, inattentif, agressif, insupportable … », les adjectifs sont légions. Ne soulignent-ils pas le côté insupportable de la singularité de l’autre, impossible justement à être « dite » ?

Ce jour où j’ai accepté, enfin, de voir que ces enfants que je disais difficiles, l’étaient d’autant plus qu’ils n’avaient pas d’autre place que celle où je les assignais ! Est-ce alors que j’ai saisi la valeur de ce processus d’institutionnalisation sans cesse à poursuivre ?

Et ce qui a suivi la mise en place de ces boutiques : « une contagion du calme ». Pris dans ce réseau, Freddy, Maëlys, Axel, et d’autres n’ont plus eu le temps ou beaucoup moins, de faire des bêtises. Une autre place les donnait à voir autrement.

C’est à travers cette pratique de l’institutionnalisation seulement que j’ai pu accepter de m’écarter du piège de mes propres représentations, de me contraindre à utiliser toute la palette des outils de pédagogie institutionnelle, techniques Freinet comprises et d’en imaginer d’autres au besoin : mettre sur pied des lieux multiples, hétérogènes, variés dans le temps et l’espace, dans les personnes aussi qu’ils mettent en jeu. Se souvenir aussi de ce terme de théâtre, employé à La Borde, les praticables, dispositifs scéniques permettant aux acteurs d’évoluer.

Mais le réflexe ne va pas soi. Il est toujours à cultiver, avec l’aide des collègues, à travers les groupe de travail, les groupes de paroles, les rencontres diverses, les lectures aussi.

Le Conseil,  lieu de l’interprétation ?

Faire en sorte qu’une difficulté dans la classe amène une recherche, en Conseil, en réunion de chefs d’équipes, entre adultes éventuellement via le groupe de travail, pour mettre en face de cette difficulté, une nouvelle institution au plus proche de l’enfant (des enfants) pour qui elle sera créée.

Cette multiplication sans cesse renouvelée d’outils singuliers sont alors moins le propre de la trouvaille de l’adulte seul, encore dans une position que je ressentais souvent, quand j’étais dans la classe, comme toute puissante ou en tout cas, extérieure, surplombante par rapport à la classe, qu’une œuvre commune de cette petite société qu’est la classe. Une œuvre collective, en appui sur le Conseil, prenant en compte l’ensemble des singularités présentes, celle du maître et celles des enfants.

Je pense à toutes ces recherches, ces échanges à propos des équipes, des réunions des chefs d’équipes, des tutorats, la démultiplication des «compagnons» face aux difficultés d’apprentissage ou de comportement.


Je pense à l’exemple de Kévin, dont parle Colette Bordas : enfant petit, très loin des apprentissages et de la classe. En tout cas, perçu comme tel par la maîtresse, par les autres enfants sans doute aussi…

La succession d’évènements enclenchés à travers un fait, « minuscule », en apparence : l’inscription dans une boutique et la modification alors, progressive de la présence de cet enfant dans la classe, de sa participation, de ses inscriptions, de ses apprentissages…

Et la surprise et l’accueil alors de chacun, maîtresse comprise, face à ces progrès.

Kévin se montre, nous dit Colette, maintenant présent, actif en lecture en particulier, il cherche, devient lui même acteur dans les boutiques, tuteur même de Laurine et même si pour l’instant, les progrès ne le mettent pas encore au niveau d’un enfant de CP, ils sont là et reconnus par tous et ressentis comme étant l’affaire de tous.

Institutionnaliser, malgré nous !

Mais je me souviens bien de l’effort qu’il faut faire pour mettre à mal, alors, toutes ces rationalisations qui viennent en appui d’un jugement particulièrement subjectif :

« Il n’en sera pas capable cet enfant là ! Pas capable de tenir cette boutique, de faire ce métier, pas capable d’être chef d’équipe…. »

Et pourtant ! C’est peut être alors que, de façon urgente, devrait intervenir le réflexe de la mise en place d’une micro-institution avant qu’une relation nécrosée ne s’installe.

« Attention, je ferme, je fixe, je fige. Vite couper, ouvrir, laisser d’autres faire, permettre à d’autres regards, d’advenir ».

Mettre du tiers, les institutions «toutes prêtes», les piliers de l’institutionnel, Loi, Conseil, productions, Présentations, Quoi de Neuf, équipes, chefs d’équipes, monnaie, marché….Conditions sine qua non, de la mise en route du processus d’institutionnalisation.


Mais aussi sans cesse en inventer d’autres selon les occasions, créer une palette infinie tentant d’épouser au mieux la classe et les personnes qui la composent. Non pour cerner, qualifier, fixer mais pour accueillir, ouvrir, inscrire la différence.

Ces outils multiples, mouvants et toujours singuliers , on pourrait en rechercher les exemples aussi dans l’entrée dans les ceintures dans une classe de Petits chez Isabelle Pujat, ( Echo PI 44), les constellations, les tuteurs, les aides innombrables…le cahier qui aidait Romain, dans la classe de Colette Bordas, l’atelier marionnettes de Jeanne, le magnétophone et les enregistrements de Jolan chez Christelle Baron, et tant d’autres …


Chacun, tentant d’ajuster alors au mieux, l’outil selon la classe, le maître, l’enfant pour qui il est réfléchi. Outil toujours singulier fait pour la main qui l’emploiera

Il me semble aussi que ce bricolage institutionnel permet à de jeunes enfants de se saisir de ces occasions plus facilement que de celles offertes par les institutions « piliers ». Celles-ci sont difficiles à comprendre dans leur sens profond, en maternelle en particulier : l’adulte y joue encore pendant un temps souvent long, un rôle majeur.

Ces « petites » institutions mettent en jeu une personne, un enfant, dont l’action est articulée à un ou quelques-uns et non directement à l’ensemble du groupe, par rapport auquel l’enfant a peu de repères. Combien de temps pour de très jeunes enfants faut-il pour bien se repérer ne serait ce que dans les prénoms des autres de la classe?

Outil à la portée de tous, qui évite le piège des commentaires sans fin dans lesquels nous nous égarons parfois ou cet autre piège, celui de la recherche sans fin d’une éventuelle « compréhension » de la situation qui éluciderait l’énigme que l’enfant représente à nos yeux.

Outil, peut-être « facile » à utiliser, facile à appréhender, à imaginer par les enfants eux-mêmes, « facile » pour l’enseignant, il ne demande pas de formation supplémentaire, psychanalytique par exemple. Ses références sont celles-là mêmes qui président à toute l’architecture de sa classe et assurent « investissements libidinaux et sublimation » dans le travail et le langage.

Outil à juger sur la base des effets produits.

Voir par exemple combien, de façon surprenante, sont efficaces ces institutions très simples, mises en place sur la base de propositions d’enfants même très jeunes. Les mêmes, qui apparaissaient à mes yeux d’adulte bien “sommaires”, telles que parfois je ne pouvais y croire… et qui pourtant agissaient, à la fois sur ceux pour qui elles avaient été réfléchies et sur ceux qui les avaient proposées…sur le maître aussi.

Outil référé, articulant de nouveau, Loi, désir et limites, travail sans fin, rendant seul possible, l’équilibre toujours précaire du collectif et du singulier ?

Martine Plainfossé, Charente, 2012