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La Pédagogie Freinet ou la contrainte de l'échange.

 

On ne comprend rien à la Pédagogie Freinet et à la Pédagogie Institutionnelle si on ne revient pas aux origines et à la chronologie de la mise en œuvre des Techniques et des Institutions.

 

« L’école doit rester l’école du travail, non pas exclusivement, car nous serons parfois en présence de chercheurs passionnés pour les spéculations intellectuelles pures. Mais du moins l’école devra garder cet autre correctif : être une branche de la production. » C. Freinet. Clarté N° 62. 1ier juillet 1924.

« Nous avons ainsi, durant l’année scolaire 1924-1925, imprimé 2000 lignes. Nous avons donc là notre livre…dont l’intérêt pour les élèves est tout simplement une révélation. »

« Et vous pouvez juger de l’entrain avec lequel vos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin…dont ils comprennent la principale vie qui les intéresse celles des autres enfants. » C.Freinet. Clarté N° 75. Juin 1925.

« L’échange doit se faire le plus régulièrement possible…ces imprimés doivent être à peu près parfaits. » Première circulaire, juillet 1926 envoyée à 8 enseignants.

A la fin de l’année scolaire 1925-1926, en deux ans de pratiques, après 6 ans de réflexions, lectures voyages, Freinet a posé les bases de sa pédagogie : travail, production de qualité, échange.

Il a provoqué rien moins qu’une rupture révolutionnaire dans l’école en substituant aux leçons et exercices l’obligation de la production de biens échangeables, biens essentiellement conceptuels, objets de langue, discours, textes, réflexions, analyses, fictions, expressions personnelles. Au gavage et à la rapine de la pédagogie majoritaire, il a substitué l’échange et la coopération.


L’enseignement devient une tâche politique et sociale : « La seule manière de se préparer à une tâche sociale c’est d’être engagé dans la vie sociale. » Clarté N° 29. mai 1923. Et ceci est valable pour les adultes, enseignants ou non, et pour les enfants à l’école. Produire en organisation coopérative, c’est le conseil, les équipes, les groupes de travail dans les classes et la Coopérative de l’Enseignement Laïc, CEL, pour les enseignants.

« Nous ne sommes plus seuls » annonce non seulement la correspondance mais aussi le mouvement pédagogique.

En août 1927, première rencontre des imprimeurs à Tours. En 1928, création de la CEL, dont le bulletin s’appellera « L’imprimerie à l’école, le cinéma, la radio et les techniques nouvelles de l’éducation populaire. »

Il n’est pas possible d’engager les enfants dans la production coopérative sans être soi-même dans un réseau de réflexion et de travail. De la classe à l’unité de production, il y a continuité de nature et d’objectif. Il n’y a pas plus d’artifice dans l’organisation coopérative de la classe que dans celles fondées par Freinet entre les enseignants ou les paysans. Freinet lit les textes imprimés dans sa classe aux réunions syndicales et dédie à ses « grands élèves » le modeste « compte-rendu » de son voyage en URSS.

Ses recherches ne sont pas guidées par le souci de savoir comment les enfants apprennent mais par le souci d’élaborer des techniques de production et d’échange qui précisément servent les apprentissages.

Dans un article de Clarté de juin 1925, il détaille le fonctionnement de l’atelier d’imprimerie : « … cent imprimés sortent en cinq à dix minutes. » Dans une lettre à Paul Boissel, en 1926, il détaille son emploi du temps : « A 8h20, choix du texte à composer…à la récréation de 9h40, le texte est sorti. »

Une heure trente entre l’exercice de la liberté d’expression et le tirage d’un texte destiné aux autres classes ! Cette distance, c’est toute la pédagogie Freinet et c’est considérable. C’est toujours la seule alternative à la pédagogie majoritaire, on n’a pas fini d’en épuiser la richesse ! Sa fécondité tient en ces contraintes, l’espace, le temps, l’obligation de production et dans la dialectique qu’elle impose :

Ce sont ces résistances, de la personne, de la réalité, du processus de production, du difficile compagnonnage qui sont potentiellement riches de savoir pour l’enseignant s’il accepte d’affronter les ombres et lumières de son implication dans ce qui sera toujours irréductible à une pratique.

Par la correspondance, les lettres circulaires, les brochures, les journaux, les rencontres d’imprimeurs puis les journées de Vence, les enseignants, regroupés dans la CEL, sont confrontés aux mêmes exigences : à partir d’une réflexion commune, produire des articles, des outils qui seront échangés, commercialisés. La formation des enseignants est de même nature que celle des enfants.


Entre 1950 et 1954, en pleine guerre froide, alors que le stalinisme triomphe au sein du PCF, Freinet et ses conceptions éducatives sont rejetées avec un acharnement difficilement compréhensible aujourd’hui. Le virage est pris depuis 1930 et la rupture est consommée en 1954.

A partir de ces années, le Mouvement Freinet n’a plus de répondant dans le monde politique, plus d’aide ni d’interpellation. L’union sacrée autour de l’école traditionnelle regroupe la droite, la gauche réformiste et le parti communiste.

Dans son évolution, la Pédagogie Freinet perd son ancrage d’origine, se laisse massivement influencer par l’autre référence jusque là restée en germe, le centrage sur la personne, l’épanouissement de l’enfant, en oubliant l’importance des relations et en ignorant « l’autre scène » où le sujet s’élabore.

Ce décrochage politique, théorique et pratique se traduit par une autre organisation du Mouvement Freinet. A la Coopérative de l’Enseignement Laïc, lieu de production, de commercialisation, de formation, s’ajoute, en 1957 l’ « Institut Coopératif de l’Ecole Moderne. » ICEM.

Si le mouvement Freinet a sa coopérative, il n’est plus exclusivement coopératif.

Repartir de ce qui est fondamental dans la Pédagogie Freinet, la contrainte de l’échange, décrire finement, analyser ce qui par là est mis en jeu, les résistances, les échecs, accepter l’interpellation, suppose que le deuil soit fait de la société idéale, de l’enfant idéal et de la toute puissance de la pensée de Freinet.

Un courant de la Pédagogie Freinet s’est constitué à partir de ceux qui prennent en compte la réalité des classes, les enfants en souffrance ou en panne de désir. Le milieu naturel ne peut être apporté dans les HLM de Nanterre et l’urbanisation va se poursuivre. La culture du travail n’est plus celle des enfants, la production n’est plus suffisante pour faire de la classe un milieu civilisé où les contraintes sont acceptées et l’énergie investie dans l’acquisition du savoir.

Il s’agit de mettre à nu et d’actualiser ce qui depuis l’aube de l’humanité fait que l’homme s’extrait de l’animalité, de la barbarie, endigue ses pulsions, met des barrières à la folie de son désir. A la dimension de la production va s’articuler celle des institutions lieux de rencontres entre le singulier et l’universel des normes pour faire de la classe un lieu de fine civilisation.

Ce courant que l’on peut qualifier de réaliste, de scientifique, à partir du postulat éthique et théorique de l’éducation du travail, n’a pas manqué de relever que, si certains problèmes étaient ainsi résolus, d’autres apparaissaient.

La mise en place d’institutions, si elle régule les relations, révèle d’autres difficultés, entre autre l’impossibilité pour certains enfants et certains maîtres de l’acceptation du tranchant de la Loi, l’absence de désir, la jouissance de l’échec.

Savoir que l’inconscient existe, prendre en compte sa résistance et ses ruses, apporte un peu de sérénité, rabote le sentiment de toute puissance et ne laisse guère de place à l’angélisme !

D’autres problèmes se posent et d’une autre façon.

Formalisée par Fernand Oury, la Pédagogie Freinet qui intègre les institutions, prend en compte l’inconscient, fut nommée Pédagogie Institutionnelle par Jean Oury.


Les praticiens qui s’en réclament intègrent dans leurs pratiques et dans leurs référents théoriques les Techniques Freinet de production et d’échange, ils en savent l’exigence et la fécondité.

Mais aussi ils osent s’aventurer dans le récit, la description au plus près de leur classe et les tentatives d’analyse. Aventure « révélante et transformante », plus périlleuse que la répétition mais combien plus riche.

Et Michel Serres peut écrire en 1991 dans le Tiers instruit comme s'il s'adressait aux praticiens de la Pédagogie Institutionnelle: « Avez-vous remarqué, dans les classes, les écoles et les amphithéâtres, l'absence d'exercice vrai ? L'examinateur ou juge n'exige jamais poème, nouvelle, roman ni comédie, jamais de méditation, mais toujours de la critique ou de l'histoire, copie de copies. Pourquoi ? Parce qu'il ne saurait pas rédiger de corrigé. Au contraire, il exige histoire, critique, analyse. Pourquoi ? Parce qu'il peut et sait recopier. Pourquoi ? Pour la facilité. Faire explore, défaire exploite. Ne mentez pas, écrivez. Toute la vérité, mais rien qu'elle. Attention : elle est mortelle. »

« Qui attend l'inspiration ne produira jamais que du vent, tous deux aérophagiques. Tout vient toujours du travail, y compris le don gratuit de l'idée qui arrive. »

La pédagogie du travail toujours !

 

Maurice Marteau Février 2010